Suite de chansons et danses de Bulgarie et de Turquie

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Représentations et analyses

Niveau de présentation : Découverte

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Suite de chansons et danses de Bulgarie et de Turquie


Musique de fête de Bulgarie
Suite : Taksims, Çalın Davulları, Bir Ayrılık Bir Yoksulluk Bir Ölüm, Indiski Kiuchek, Gaydarsko Horo
Davul-zurna, musique des Balkans - Bulgarie, Macédoine, Turquie
Modes multiples (Eviç - Kürdi - Saba - Nikriz - Pentatonique à l’indienne – Hidjaz - Mixolydien)

Interprétation d'une suite de pièces à la zurna par Samir Kurtov.
Enregistré le 10 août 2020 à Kavrakirovo, Bulgarie © Drom

Représentations et analyses

Zoom sur un morceau : Çalın Davulları, un exercice de style

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“Çalın Davulları - Selanik Türküsü” ("Jouez tambours !" - "Chanson de Thessalonique") est l’une des chansons prisées des musiciens tsiganes turcs quand il s’agit de montrer leur savoir-faire. Elle est alors généralement interprétée à tempo lent ou rubato laissant la possibilité au musicien de s’exprimer pleinement par des variations, des digressions et des modulations. C’est avec cette intention que Samir s’empare de ce thème afin de démontrer ses qualités de virtuose.

Cependant, pour comprendre ce que joue ici Samir, il faut connaître la version chantée, plus simple à appréhender, et qui reste la structure de base.

Çalın Davulları - Selanik Türküsü, par Samir Kurtov. © Drom

Çalın Davulları - Selanik Türküsü

“Çalın Davulları” est une chanson originaire de Roumélie (ancienne partie européenne de l’Empire ottoman). Elle est également connue sous le nom de "Selanik Türküsü” (“Chanson de Thessalonique”).

Dans les années 1940, diverses versions ont été enregistrées par Muzaffer Sarısözen et Halil Bediî Yönetken lors de collectages en Thrace turque pour le compte du Conservatoire d'État d'Ankara. Il existe d'autres enregistrements locaux réalisés en Grèce, en Macédoine du Nord et dans les régions avoisinantes. Elle est souvent mentionnée comme l’une des chansons préférées de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne (1923), lui-même originaire de Thessalonique.

L’enregistrement suivant a été présenté par l’acteur Tarik Hakan comme étant chanté par Atatürk lui-même. En réalité, il s’agirait de la voix du caméraman du journaliste Can Dünar : 

https://www.youtube.com/watch?v=mrwBuNt8RG4&ab_channel=1616moon. Chant : Mustafa Kemal ou le caméraman de Can Dünar ?

Çalın Davulları est une complainte pour une jeune fille, nommée Fitnat Hanım, qui a attrapé le choléra à Thessalonique et est décédée quelques jours avant son mariage. Cette chanson raconte l’histoire d’un amour brisé par la mort.

Un jeune homme du nom de Mehmet a quitté son village pour aller travailler à Thessalonique. Il trouve un emploi chez Rendalı Rüstem Ağa, le propriétaire d'un magasin de vêtements. Un amour germe entre Mehmet et Fitnat Hanım, fille de Rüstem Ağa, et ils décident de se marier une fois le mariage approuvé par leurs familles. Le jour du mariage est fixé, mais une épidémie de choléra se déclare dans la région de Serres (ville située à 80 km au nord-est de Thessalonique) et Fitnat Hanım en tombe malade.
Elle est alors emmenée à la mosquée “Alaca Imaret” dans l'espoir de guérir et elle y chante sa complainte :

Çalın davulları çaydan aşağıya aman aman

Jouez du davul en traversant la crique

Mezarımı kazın bre dostlar belden aşağıya

Creusez ma tombe, mes amis, profondément

Suyumu kaynatın kazan doluncaya… aman aman

Quand le chaudron est plein, mettez-y mon eau

Aman ölüm zalim ölüm üç gün ara ver

Ô mort, mort cruelle, repose-toi trois jours.

Al başımdan bu sevdayı, götür yâre ver.

Ôte-moi cet amour, porte le à mon amant

NB : l'allusion à l'eau et au chaudron renvoie à la toilette mortuaire selon le rituel musulman.

Mehmet continue ensuite la chanson inachevée de Fitnat Hanım, décédée trois jours avant son mariage :

Selânik içinde selâ okunur, Les funérailles sont annoncées à Thessalonique
Selânın sedası cana dokunur. Cette annonce touche tous les cœurs
Gelin olan kıza kına yakılır. La mariée devrait être peinte de henné
Aman ölüm zalim ölüm, üç gün ara ver. Ô mort, mort cruelle, repose-toi trois jours.
Selanik Selanik… Issız kalasın. Thessalonique, Thessalonique… Sois maudite
Taşına toprağına bre dostlar, diken dolasın Que le déluge emporte tes rochers et tes terres
Sen de benim gibi yarsız kalasın. Comme moi, sois délaissée,
Aman ölüm zalim ölüm üç gün ara ver. Ô mort, mort cruelle, repose-toi trois jours.
Al başımdan bu sevdayı, götür ağyara ver Ôte-moi cet amour, porte le à mon amant

Le thème du davul revient souvent dans les paroles des chansons balkaniques car cette percussion - souvent associée à des instruments mélodiques - est utilisée pour annoncer les événements communautaires (mariages, fêtes, ou autres annonces). Par exemple, en Turquie pendant le mois de Ramadan, les joueurs de davul réveillent les jeûneurs la nuit afin qu’ils prennent leur repas avant le lever du jour.

Rythme de Çalın Davulları :

La version de Samir est ici non mesurée, et sans percussions. Ceci lui permet de prendre beaucoup de libertés rythmiques et de jouer de longues variations sans avoir à respecter un tempo particulier.

Ceci dit, à l’origine, “Çalın Davulları” est un morceau en 10/8. Ce rythme est connu sous le nom de Curcuna en Turquie (djurdjuna), Jurjīnah chez les arabophones. Plutôt rare dans les Balkans et dans l’ouest de la Turquie, il est très commun dans les régions arabo-kurdes (Irak, Syrie et Sud-Est de la Turquie).

Les dix croches de la mesure sont réparties de la façon suivante : 3 - 2 - 2 - 3.

Structure de "Çalın Davulları" joué par Samir Kurtov

Samir Kurtov utilise les points d’appuis de la chanson originale pour structurer son discours musical et pour pouvoir s’éloigner fortement du thème dans de longues variations tout en le sous-entendant.

Cette interprétation non mesurée - mais structurée - se rapproche de la manière de construire un taksim, une improvisation non mesurée.

Mode de Çalın Davulları : le makam “Eviç”

La chanson “Çalın Davulları” est composée dans le makam appelé “Eviç”. Ce mode s’apparente notamment  à d’autres makam voisins comme Segah, Hüzzam, Müstear, Irak. Tous ces makams ont un point commun, ils démarrent par le tétracorde Segah.

Comportement du makam Eviç :

Le makam Eviç se caractérise par son comportement descendant. Ses mélodies, qu'elles soient improvisées ou composées, commencent sur l’octave supérieure puis se dirigent progressivement vers l’octave inférieure.


La chanson “Çalın Davulları” se développe sur ce même principe :

Le mode “Eviç” par Samir Kurtov
 

Lors du taksim introduisant “Çalın Davulları”, Samir ne respecte pas le comportement descendant du makam Eviç. Il commence par la partie basse, puis monte à l’octave pour redescendre. Cette forme  mélodique ressemble plus au comportement du makam Segah. Ceci est dû au fait que, contrairement à la Turquie,  les enjeux théoriques de la musique ottomane n’existent pas aujourd’hui dans les Balkans et par conséquent la question de respecter ou non le comportement d’un makam ne se pose pas vraiment. Après tout, les makams Eviç et Segah sont très proches et ne font qu’un si l’on ne connaît pas les règles de la musique ottomane.

 

Taksim, par Samir Kurtov © Drom 2020

20 mars 2021

Laurent Clouet

Musicien