Lo curat de la chapela - La calha

/

Représentations et analyses

Niveau de présentation : Avancé

France > Auvergne Limousin > Bourrées

Lo curat de la chapela - La calha


Bourrées à trois temps
Lo curat de la chapela
Tradition du Massif central
Bourrée à trois temps, air de danse instrumental

Lo curat de la chapela, "Le curé de la chapelle", bourrée à trois temps jouée au violon par Joseph Perrier.
Enregistrée à Pérol, commune de Champs-sur-Tarentaine, Cantal, vers 1986, par Eric Cousteix.

Enregistrement originellement publié dans la cassette audio « Musique du canton – Champs-sur-Tarentaine » (AMTA 1987), puis mis en ligne sur la Base Interrégionale du Patrimoine oral. Enregistrement reproduit avec l'aimable autorisation d'Eric Cousteix

Cette bourrée au style très développé est l'aboutissement d'un vaste répertoire de bourrées apparentées entre elles. Cette étude propose de tracer le chemin d'évolution mélodique de ces bourrées à trois temps du Massif central, du plus simple avec la bourrée La calha, au plus développé, avec Lo curat de la chapela.

Représentations et analyses

Variations, couleurs modales et lignées de mélodies

Page 3/6


Des bourrées chantées aux versions instrumentales

Les instrumentistes ornent et développent des mélodies de bourrées, et en donnent des versions plus complexes

En général, les versions chantées des bourrées sont des formes archétypales, assez simples car de style syllabique : une syllabe des paroles correspond en général à une seule note de l'air. Ce répertoire, connu de tous avec ses paroles, sert de base à des interprétations instrumentales qui, elles, peuvent être beaucoup plus développées et ornées, que ce soit au violon, à la cabrette ou à l'accordéon.

Henri Tournadre, violoneux de Champ-sur-Tarentaine (partie cantalienne de l'Artense), utilisait le terme « doubler les bourrées », qui renvoie à la pratique du « double » dans la musique baroque, c'est à dire une version très ornée et pleine de monnayages (remplissages rythmiques en valeurs courtes), jouée ou chantée à la suite d'un premier couplet « simple ».

Nous donnons ici un extrait de son témoignage et de son explication de cette pratique de "doubler les bourrées" :

Henri Tournadre, airs à danser à la voix (suite), 26 juin 1978 à Marchal (Cantal). Enquêteurs Durif, Gabriel et al. Droits DR, collection CRMTL

Ce témoignage est extrait d'un long entretien où Henri Tournadre chante de nombreux airs, accompagné des enquêteurs et musiciens Gabriel Durif, André Ricros, Alain Ribardière et Olivier Durif, que l'on peut trouver aux liens suivants : 
- Portail du patrimoine oral, consulté le 16 décembre 2020, http://stq4s52k.es-02.live-paas.net/items/show/6390.
- Base du Base Interrégionale du Patrimoine Oral : http://patrimoine-oral.org/dyn/portal/index.seam?aloId=20671&page=alo&fonds=4

On retrouve souvent ce procédé chez les chanteurs expérimentés de danses du Massif central, tels Henri Tournadre (de Marchal, Cantal) ou Jean Chabozy (de Larodde, Puy-de-Dôme) : après avoir exposé une fois ou deux le thème simple avec ses paroles, ils continuent « au tralala », c'est-à-dire en chantant en onomatopées (« Tra ladélidéla, tradéla lon ladéladéline... ») avec toutes ces « diminutions », souvent en degrés conjoints qui renvoient directement aux versions instrumentales de ces airs.

Henri Tournadre, La fuelhada (La feuillade), chant et tralala. Enregistré à Champs-sur-Tarentaine, 1975-76, par Olivier Durif. © Durif / AMTA

Henri Tournadre, "La fuelhada", chant et tralala, deuxième version. Enregistré à Champs-sur-Tarentaine, 1975-76, par Olivier Durif. © Durif / AMTA

Jean Chabosy, Si ieu n'avia una mia ( Si j'avais une amie), enregistré par Olivier Durif à Tauves en 1977 © Durif / AMTA

Et voici la version de Lo curat de la chapela par Jean Cocquard, ainsi que sa transcription :

Lo curat de la chapela au tralala, par Jean Cocquard. Enregistré en 1988 à Lanobre par Olivier Durif.

Les rythmes engendrés par les paroles, au départ simples et heurtés, finissent par se transformer en longues volutes souples, qui montent et descendent constamment à l'intérieur de la gamme.

Ces versions « doublées » peuvent être associées à un rendu instrumental très lié (son continu de la cornemuse, jeu d'archet « en coulé » au violon) aussi bien que très détaché (jeu piqué de certains accordéonistes, style détaché au violon). Si certains violoneux privilégiaient l'un des styles de jeu (par exemple le jeu en coulé systématique d'Antoine Chabrier, violoneux de Riom-ès-Montagnes, Cantal, dont on peut entendre un collectage complet ici : http://patrimoine-oral.org/dyn/portal/index.seam?page=alo&aloId=28984&fonds=3&cid=613), d'autres, tels Joseph Perrier, Léon Lemmet ou Alfred Mouret, jouaient certains de ces airs « doublés » en coulé, les autres en détaché (plus rarement en mêlant les deux types de coup d'archet dans un même air).

La "transparence modale"

Un air traditionnel peut se rencontrer sous différentes couleurs modales : le mode n'est pas constitutif de son identité mélodique

L'exemple de notre famille de bourrées permet de mettre en valeur un phénomène remarquable, qui me semble assez général dans les musiques traditionnelles des régions du Massif Central (mais observable bien au-delà), et que l'on peut appeler la « transparence modale ». En effet, on trouve pour une même mélodie des versions utilisant des échelles et des couleurs modales très différentes, alors qu'elle peut demeurer très reconnaissable par son dessin mélodique et les paroles qui lui sont associées.

On peut noter que les versions en modes mineurs sont plus fréquentes dans les collectages écrits anciens (Canteloube, Célor, Chéze-Branchet-Plantadis etc.), et deviennent beaucoup plus rares dans les collectes plus récentes, et même dans les enregistrements des musiciens auvergnats de l'entre-deux guerres, publiés en disques 78 tours.
Le caractère modal majeur est dominant dans toutes les versions instrumentales, cette évolution étant peut-être due aux contraintes/facilités techniques propres à certains instruments, chez lesquels le jeu en mineur était difficile voire impossible. On peut aussi conjecturer un changement de goût chez les musiciens ou leur public.

En tout cas, le glissement d'une mélodie d'un mode à un autre me paraît un phénomène assez ancien et généralisé dans les répertoires traditionnels. Chez certains violoneux, notamment dans les pays auvergnats de l'Artense et du Cézallier (Joseph Perrier, Alfred Mouret, …), on rencontre parfois des réminiscences de couleurs mineures sous forme de tierce « neutre » ou de tierce mineure haute, mais souvent sous une forme instable ; nous aborderons plus loin ce point.

Démonstration de diverses couleurs modales : variantes micro-tonales sur une mélodie de base, par Jean-Marc Delaunay. © CRMTL 2020

La charpente fondamentale de l'échelle

Les degrés fixes de l'échelle (1, 2 et 5) constituent l'ossature de la mélodie, constante à travers les versions.

La comparaison des différents versions, à travers leur diversité modale et rythmique, permet de discerner un cadre fixe, une « charpente » formée de certains degrés fondamentaux, reliés par des notes plus fluctuantes qui donnent la couleur modale.

La pratique d'un instrument traditionnel permet de ressentir cela intuitivement, cette charpente étant concrétisée par des doigtés-clés, souvent en relation avec la structure même de l'instrument. Par exemple pour le violon, cette charpente correspond aux cordes à vide de l'instrument, et à leurs octaves qui se jouent avec l'annulaire de la main gauche. Cela donne, pour une mélodie en tonalité de Ré, les notes : La - - Mi - - La, soient les degrés : V( grave) - - I / II - - V (en doigté de violon : corde à vide – 3e doigt – corde à vide – 3e doigt).

Sur une vielle ou une cornemuse, on retrouve aussi la grande importance de cette suite de degrés, qui ont un rapport privilégié avec les bourdons (avec lesquels ils sont en rapport d'unisson, d'octave, de quinte ou de quarte). Cette charpente constitue le cadre fixe de ce qu'on appelle en général la forme plagale d'un mode, forme qui est majoritaire dans les musiques du Massif Central : c'est-à-dire que beaucoup de mélodies s'étendent sur un ambitus d'environ une octave, le premier degré ou tonique étant situé au milieu de cette octave.

Il faut quand même ajouter que même ces notes « fortes », théoriquement fixes, sont chez certains violoneux parfois « tirées vers le haut » avec un fort vibrato qui masque le fait qu'elles échappent ainsi à la justesse définie par la sympathie (résonance des cordes à vide). Joseph Perrier en particulier, utilise ainsi l'effet de battement, de conflit avec la résonance des cordes, pour obtenir un La aigu plus sonore et brillant, très caractéristique de sa sonorité. On peut l'entendre dans le jeu de la pièce principale de cette étude, Lo curat de la chapela (pièce musicale en haut de page, transcription ci-dessous).

Les degrés variables

Les autres degrés sont plus variables : leurs variations (par demi-tons ou micro-tonales) établissent la couleur modale de la mélodie.

Les autres degrés sont plus ou moins variables selon les versions mélodiques, notamment chez les chanteurs et les violoneux, dont l'instrument permet toutes les nuances micro-tonales. Ainsi, le troisième degré peut être haut ou bas, conférant à la mélodie un caractère majeur ou mineur, mais aussi parfois « entre-deux », avec un Fa « demi-dièse » (c'est-à-dire environ ¾ de ton au-dessus du Mi de la corde à vide). Dans ce cas, la couleur modale est ressentie comme un peu déroutante pour les oreilles modernes.
Joseph Perrier emploie ce doigté pour la plupart des airs de la famille de bourrée que nous étudions : parfois, il le fait de façon constante au cours d'une interprétation. Mais le plus souvent, c'est seulement occasionnel, à certains endroits d'une mélodie qui pour le reste est plutôt interprétée en mode majeur, comme par exemple dans ces deux interprétations de La calha et En passant per la plancheta :

En passant per la plancheta, par Joseph Perrier, chant et violon (enregistrement Eric Cousteix)

La calha, par Joseph Perrier (enregistrement Eric Cousteix)

On remarque aussi que l'emploi de ces couleurs modales pouvait varier suivant les interprétations, à des moments différents, du même air par Perrier.

Dans un style plus conventionnel, une version en duo cabrette-accordéon (Martin Cayla et Adrien Bras) voit l'air passer de majeur en mineur d'une phrase à l'autre, ce qui confirme la facilité de ce glissement modal du 3e degré, dans notre famille de mélodies.

 

 

Le septième degré est lui aussi variable : la septième majeure dite « sensible » en musique classique, un demi-ton sous la tonique, est bien sûr très fréquente, mais souvent adoucie en étant jouée ou chantée un peu plus bas que la note de la gamme tempérée (par exemple au violon en tonalité de Ré, il s'agit du Do dièse bas, qui est la tierce majeure naturelle, résonante, de la corde à vide La). D'autre part, des transcriptions solfégiques de collectages anciens comportent une sous-tonique basse, un ton au-dessous de la tonique (le Do, en ton de Ré), surtout dans des modes mineurs (voir dans les recueils de Célor, Canteloube …).

Dans les enregistrements de chanteurs et de violoneux, on peut parfois entendre ce degré en version non tempérée, c'est-à-dire un peu plus haut que le Do théorique (Il s'agit du Do+ qui est la tierce mineure naturelle du La de la corde à vide). En revanche, le septième degré en position « entre-deux » (soit Do « demi-dièse ») me paraît beaucoup plus répandu chez les violoneux.

Ces trois nuances de la sous-tonique sont souvent confondues par les auditeurs actuels, et les échelles qui en résultent abusivement assimilées à un « mode de Sol » ou mode mixolydien. L'écoute attentive permet de dire que celui-ci est finalement peu fréquent sous sa forme véritable : les accordéonistes issus d'une culture musicale régionale, même imprégnés de la musique des violoneux (tels Jean Ségurel en Corrèze, lui-même ayant faits ses débuts au violon), font systématiquement le choix du mode majeur, et jamais celui du « mode de Sol », quand ils transposent sur leur instrument les airs traditionnels. Malgré cela, la sous-tonique assez basse (¾ de ton ou bien un ton mineur sous la tonique) est un marqueur très fréquent de la musique de violon traditionnel.

Dans les exemples sonores donnés ici, on l'entendra beaucoup chez les musiciens corréziens des Monédières comme dans Maire se sabias par Henri Lachaud (ci-dessous), également dans l'Artense (Jean-Marie Tournadre - ci-dessous- également, André Gatignol, etc), mais jamais chez Joseph Perrier.
 

Henri Lachaud, Maire se sabias, aussi dite Bourrée de Chaumeil. Enregistrement en 1978 par Olivier Durif

Jean-Marie Tournadre, Au bosc de la fuelhada. Champs-sur-Tarentaine, 1975 (Enregistrement DR)

Le quatrième degré peut lui aussi prendre plusieurs positions : on peut souvent trouver une quarte augmentée (Sol dièse en ton de Ré) au titre d'altération accidentelle, par attraction dans un mouvement de broderie mélodique autour du cinquième degré aigu (voir par exemple « L'esclopeta » dans la version du cabretaire Victor Allard).

En dehors de cette possibilité accessible aux instruments capables de chromatisme, les violoneux exploitent d'autres nuances micro-tonales plus fines. Un quatrième degré légèrement plus haut que le tempéré me paraît un cas très général : il s'explique par la consonance, cette note étant fréquemment en relation mélodique avec le deuxième degré (toujours en ton de Ré, il s'agit d'un Sol un peu rehaussé que j'appelle Sol+, qui est la tierce mineure naturelle du Mi de la corde à vide du violon). Joseph Perrier l'utilise assez systématiquement.

Plus surprenant à l'oreille, le quatrième degré peut aussi être en position « entre-deux », ¾ de ton sous le cinquième degré (Sol « demi-dièse », note donnant la couleur caractéristique de la musique de trompe de chasse). Certains violoneux utilisent un doigté symétrique, identique sur les deux cordes aigues de leur instrument : le septième et le quatrième degré, tous deux joués par le majeur de la main gauche, sont alors à la même position (par exemple Do+ et Sol+, ou bien Do demi-dièse et Sol demi-dièse) ; même chose pour les sixième et troisième degrés, joués par l'index.

Le sixième degré est plus rare dans ces mélodies, au moins dans la partie basse de l'échelle. Il est en revanche fréquent en note aigüe, au sommet de l'échelle. Il peut être un peu plus bas que la note de la gamme tempérée, en particulier quand il apparaît dans le bas de l'échelle. Le violoneux Alfred Mouret utilisait souvent un sixième degré « entre-deux » (si demi-bémol) dans l’aigu de l'échelle (note jouée avec l'auriculaire sur la corde de Mi).

Lignées mélodiques: les degrés d'appui des phrases

En comparant les notes principales sur lesquellles s'appuient les mélodies, on peut repérer des sous-familles d'airs plus étroitement apparentés entre eux.

L'évolution du schéma des notes d'appui (notes plus longues, sur les temps forts et les repos des phrases) constitue un autre facteur de l'évolution des mélodies.
Certaines versions mettent l'accent sur un nouveau degré à un endroit de la phrase musicale, et en font ainsi bifurquer l'évolution vers de nouvelles variantes. On pourrait essayer ainsi de retracer une sorte d'arbre généalogique de notre famille mélodique, en ordonnant toutes les variantes suivant leur proximité selon ce critère. Je n'ai fait qu'entrevoir ce travail, qui demande d'avoir une vue d'ensemble et de détail sur la centaine de versions que j'ai pu réunir. Je n'en donnerai donc ici que quelques exemples.

Le début de la première phrase est en levée, et le premier temps fort est la plupart du temps sur la tonique. Très souvent, la note de levée est sur le cinquième degré grave, l'air commence donc par un mouvement de quarte ascendante V-I. La phrase va ensuite continuer à monter, s'appuyant à la deuxième mesure, soit sur le III, soit sur le IV, (plus rarement sur le II ou le V) ce qui détermine autant de nuances mélodiques.
Ensuite, il y a deux profils possibles : le passage par un point culminant (IV ou V) puis une descente et un repos sur le II ; ou bien une montée rapide et une insistance sur le V aigu, sur lequel se fera le repos, « en l'air ». Dans ce profil, les degrés VI aigu et IV (souvent augmenté, par forte attraction du V) servent de broderie et gravitent autour du V.

Les variantes peuvent ainsi être classées selon les grands traits de leur mouvement mélodique. Il en va de même pour la seconde phrase : les versions instrumentales développées de La calha et toutes celles issues de Au bòsc de la fuelhada se rattachent à deux types principaux :

- Dans le premier type, cette phrase commence autour du V aigu et redescend s'appuyer sur le II, comme ici dans dans la version de Dins lo bòsc de la fuelhada ("Dans le bois de la feuillade") par Eugène Amblard :

 

Eugène Amblard, Dins lo bosc de la fuelhada, enregistrement par Eric Cousteix

- Dans le deuxième type, qui comprend les versions corréziennes de Maire se sabias ainsi que certaines versions artensières (Lo curat de la chapela, etc.), la phrase commence par un motif s'appuyant sur IV et II, ce qui donne un tout autre climat.

30 août 2020

Jean-Marc Delaunay

Musicien